4 décembre 2010

Au moins par pitié...

La vie en agit souvent à l’égard des hommes comme on le fait des animaux. Les tourmentant trop pour qu’ils vivent, et trop peu pour qu’ils meurent.
~ Alexandra David Néel

La protection de l’animal c’est au fond le même combat que la protection de l’homme.
~ Marguerite Yourcenar


Encore ce matin, j'entendais un animateur à la radio qui ridiculisait les «bouffeurs de tofu et de graines» sur un ton de mépris. Il doit avoir peur qu'un jour il ne puisse plus manger son cochon, ses tripes et son oie gavée. Le pauvre, il ne devrait pas s'en faire, ce n'est pas demain matin qu'on verra l'humanité virer au végé.
Consultez le libellé Zoofriendly... 

***

***
Colette
Aventures quotidiennes : Bêtes [1913],
repris dans Colette, Bêtes libres et prisonnières,
Paris, Albin Michel, 1992, p. 13-14.

Étouffer avec virtuosité

Confiance des bêtes, foi imméritée, quand te détourneras-tu enfin de nous ? Est-ce que nous ne nous lasserons pas de décevoir, de tromper, de tourmenter la bête, avant qu'elle se lasse de s'en remettre à nous ?

Notre manière d'exploiter l'animal domestique révolte le bon sens. Il n'y a pas de pardon, dit la sagesse paysanne, pour le propriétaire qui saccage son propre bien. Pourtant, on n'ose pas dire le nombre de ruraux qui, lorsque leur vache peine pour mettre bas et halète, couchée sur sa litière, prennent une trique, ferment les portes de l'étable et frappent la vache, si sauvagement et si fort, qu'elle trouve la force de se lever, d'essayer de fuir, et que son sursaut désespéré la délivre brusquement de son fruit, souvent en la blessant à mort.

Il y aura toujours des chevreaux qui gagneront le marché, pendus par leurs tendres pieds liés, la tête en bas, aveuglés d'apoplexie. Il y aura toujours des chevaux qui, condamnés à mourir, atteindront le lieu de la délivrance par des lieues de chemin, sur trois pieds, sur des sabots sanglants et décollés, leur rein misérable chevauché par des meneurs insensibles. Toujours le lapin quittera la vie dans un cri atroce, au moment où le couteau pointu lui fait sauter l'oeil et pique sa cervelle.

Notre délicatesse de touristes civilisés s'indigne, en Afrique, de voir que le bâton affûté de l’ânier fouille la plaie vive, soigneusement entretenue, du bourricot ; mais lisez donc ce mois-ci, dans une revue illustrée, la manière de capturer, de cloîtrer, de nourrir, puis d'étouffer, les ortolans ! Par milliers, à peine plus gros que de gros frelons, ils pantellent d'abord dans des trappes griffées puis un grenier noir les attend, où les captifs qui ne meurent point consomment une nourriture dosée. Là, ils dépérissent d'une façon singulière, qui les transforme en boules de graisse et leurs plumes, parfois, tombent spontanément de leur peau distendue, fine comme les membranes des chauves-souris. C'est le moment – la revue l'explique en conscience – de les tuer « en leur écrasant le bec ». Une photographie nous montre un bon tueur d'ortolans, ouvrier modèle, qui écrase le bec à deux oiseaux à la fois. Le travail, payé aux pièces, forme des virtuoses ; celui-ci sourit d'un bon sourire de brave homme.

***
Louise Michel
Mémoires de Louise Michel. Ecrits par elle-même,
Paris, Maspéro, 1976, pp.97-98.

Pourquoi s’attendrir sur les brutes
quand les êtres raisonnables sont si malheureux ?
 

On m’a souvent accusée de plus de sollicitude pour les bêtes que pour les gens : pourquoi s’attendrir sur les brutes quand les êtres raisonnables sont si malheureux ?

C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. La bête crève de faim dans son trou, l’homme en meurt au loin des bornes.

Et le cœur de la bête est comme le cœur humain, son cerveau est comme le cerveau humain, susceptible de sentir et de comprendre. On a beau marcher dessus, la chaleur et l’étincelle s’y réveillent toujours.

Jusque dans la gouttière du laboratoire, la bête est sensible aux caresses ou aux brutalités. Elle a plus souvent les brutalités : quand un côté est fouillé, on la retourne pour fouiller l’autre ; parfois malgré les liens qui l’immobilisent, elle dérange dans sa douleur le tissu délicat des chairs sur lequel on travaille : alors une menace ou un coup lui apprend que l’homme est le roi des animaux ; parfois aussi pendant une démonstration éloquente, le professeur pique le scalpel dans la bête comme dans une pelote : on ne peut pas gesticuler avec cela à la main, n’est-ce pas ? et puisque l’animal est sacrifié, cela ne fait plus rien.

Est-ce que toutes ces démonstration-là ne sont pas connues depuis longtemps aussi bien que les soixante et quelque opérations qu’on fait à Alfort sur le même cheval ; opérations qui ne servent jamais, mais qui font souffrir la bête qui tremble sur ses pieds saignants aux sabots arrachés.

Ne vaudrait-il pas mieux en finir avec tout ce qui est inutile dans la mise en scène des sciences ? Tout cela sera aussi infécond que le sang des petits enfants égorgés par Gille de Rez et d’autres fous dans l’enfance de la chimie. Une science, au lieu d’or, est sortie des creusets du grand œuvre ; mais elle en est sortie suivant le procédé de la nature des éléments que la chimie décompose et recomposera un jour.

Peut-être l’humanité nouvelle, au lieu des chairs putréfiées auxquelles nous sommes accoutumés, aura des mélanges chimiques contenant plus de fer et de principes nutritifs que n’en contiennent le sang et la viande que nous absorbons.

Eh bien, oui, je rêve, pour après le temps où tous auront du pain, le temps où la science sera le cordon bleu de l’humanité ; sa cuisine ne flattera peut-être pas autant au premier moment le palais de la bête humaine, mais ce ne sera pas trichiné ni pourri, et refera aux générations, exténuées des longues famines ou des longs excès des ancêtres, un sang plus fort et plus pur.
Tout sera alors pour tous, même les diamants, car la chimie saura cristalliser le charbon, comme elle sait du diamant consumé refaire la cendre d’un charbon.

Il est probable qu’à ce moment-là bien d’autres richesses et de plus beaux triomphes que le diamant vulgarisé appartiendront à la science qui se servira de toutes les forces de la nature.

Au fond de ma révolte contre les forts...

Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes.

Depuis la grenouille que les paysans coupent en deux, laissant se traîner au soleil la moitié supérieure, les yeux horriblement sortis, les bras tremblants, cherchant à s’enfouir sous la terre, jusqu’à l’oie dont on cloue les pattes, jusqu’au cheval qu’on fait épuiser par les sangsues ou fouiller par les cornes des taureaux, la bête subit, lamentable, le supplice infligé par l’homme.

Et plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant devant les hommes qui le dominent.

Des cruautés que l’on voit dans les campagnes commettre sur les animaux, de l’aspect horrible de leur condition, date avec ma pitié pour eux la compréhension des crimes de la force. C’est ainsi que ceux qui tiennent les peuples agissent envers eux ! Cette réflexion ne pouvait manquer de me venir. Pardonnez-moi, chers amis des provinces, si je m’appesentis (sic) sur les souffrances endurées chez vous par les animaux.

Dans le rude labeur qui vous courbe sur la terre marâtre, vous souffrez tant vous-même que le dédain arrive pour toutes les souffrances. Cela ne finira-t-il jamais ?

Les paysans ont la triste coutume de donner de petits animaux pour jouets à leurs enfants. On voit sur le seuil des portes au printemps, au milieu des foins ou des blés coupés en été, de pauvres petits oiseaux ouvrant le bec à des mioches de deux ou trois ans qui y fourrent innocemment de la terre ; il suspendent l’oiselet par une patte pour le faire voler, regardent s’agiter ses petites ailes sans plumes.

D’autres fois ce sont de jeunes chiens, de jeunes chats que l’enfant traîne comme des voitures, sur les cailloux, ou dans les ruisseaux. Quand la bête mord le père l’écrase sous son sabot.

Tout cela se fait sans y songer ; le labeur écrase les parents, le sort les tient comme l’enfant tient la bête. Les êtres, d’un bout à l’autre du globe (des globes peut-être !), gémissent dans l’engrenage : partout le fort étrangle le faible. Étant enfant, je fis bien des sauvetages d’animaux ; ils étaient nombreux à la maison, peu importait d’ajouter à la ménagerie. Les nids d’alouette ou de linotte me vinrent d’abord par échanges, puis les enfants comprirent que j’élevais ces petites bêtes ; cela les amusa eux-mêmes, et on me les donnait de bonne volonté. Les enfants sont bien moins cruels qu’on ne pense ; on ne se donne pas la peine de leur faire comprendre, voilà tout.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire